Divergences transatlantiques sur la notion de « spécialement conçu » dans les contrôles à l’exportation : un appel à la clarté
En 2018, l’Union européenne a élaboré un projet de lignes directrices sur la signification de l’expression « spécialement conçu », et la Commission a sollicité des commentaires en vue de finaliser une « définition commune », cette tentative d’harmonisation étant menée dans le cadre de la Directive 2009/43/CE (dite « Directive Transferts »), qui visait à simplifier les conditions de transfert des produits liés à la défense entre États membres. Bien que ce projet n’ait jamais été adopté sous forme contraignante, le besoin de clarté — et d’un système plus proche de l’approche américaine du "catch and release" — n’a jamais été aussi urgent.
Dans le paysage géopolitique mouvant d’aujourd’hui, les réglementations en matière de contrôle des exportations sont devenues de véritables instruments stratégiques, dont la portée dépasse désormais la seule sécurité nationale. Un élément clé — mais controversé — de ces réglementations est la définition des biens « spécialement conçus ».
Les États-Unis et l’Union européenne adoptent à cet égard des approches très différentes. Les contrôles à l’exportation américains, encadrés notamment par l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR) et l’Export Administration Regulations (EAR), reposent sur une méthodologie rigoureuse dite de « catch and release » (« attraper et relâcher »). Dans ce système, un bien est d’abord « attrapé » s’il est conçu ou modifié pour répondre aux performances ou à la fonction d’un produit contrôlé, ou s’il constitue un composant ou un logiciel essentiel à un tel produit. Il peut ensuite être « relâché » selon des critères clairement définis, par exemple s’il est jugé de moindre importance, s’il présente des performances équivalentes à un bien non contrôlé, ou s’il a été développé comme un produit à usage général convenant à des applications à la fois contrôlées et non contrôlées. Le législateur américain a prévu cinq à six critères de "relâche", selon le corpus réglementaire concerné. Cette approche structurée offre clarté et prévisibilité à l’industrie américaine et à ses partenaires internationaux.
À l’inverse, les réglementations de l’UE — à savoir la Directive 2009/43 (sur les produits liés à la défense) et le Règlement 2021/821 (sur les biens à double usage) — se retrouvent piégées dans la structure non unifiée de l’Union. Elles n’offrent pas de définition détaillée du terme « spécialement conçu ». Celui-ci figure uniquement dans les listes de biens contrôlés, avec très peu d’indications sur les critères d’inclusion, et aucun mécanisme formel d’exclusion. Cette ambiguïté contraint les opérateurs économiques de l’UE à interpréter les exigences au cas par cas, ce qui engendre un haut degré d’incertitude. Cette incertitude est d’autant plus marquée pour les opérateurs présents sur les deux juridictions, qui doivent composer avec des chaînes d’approvisionnement complexes.
Consciente de cette lacune, la Commission européenne a lancé en 2018 une enquête pour explorer la faisabilité d’un véritable système de type « catch and release », similaire à celui des États-Unis, voire encore plus ambitieux. Toutefois, cette initiative est restée sans suite concrète, l’enquête ayant révélé une confusion généralisée parmi les acteurs industriels, ce qui a freiné les efforts de construction d’un marché européen de la défense unifié.
Pour la communauté transatlantique du contrôle des exportations, ces disparités réglementaires soulignent l’urgence d’un dialogue, et, du côté européen, la nécessité d’améliorations. Les décideurs de l’UE doivent œuvrer à l’harmonisation des définitions et à l’adoption de lignes directrices plus claires, conciliant objectifs de sécurité et compétitivité industrielle. Les acteurs économiques ont également un rôle majeur à jouer : ils doivent s’impliquer activement auprès des autorités, partager les bonnes pratiques et plaider pour un cadre européen prévisible en matière de contrôle des exportations, afin de réduire l’incertitude juridique et de faciliter les échanges, tant à l’international qu’au sein de l’UE.
La Boussole pour la compétitivité de l’UE souligne d’ailleurs que l’efficacité réglementaire est un enjeu clé pour l’autonomie stratégique de l’Europe, notamment dans le secteur de la défense. Alors que l’Union renforce son industrie de défense à travers des initiatives telles que le Fonds européen de la défense et la boussole stratégique, un cadre de contrôle des exportations prévisible et harmonisé est indispensable, tant pour garantir la conformité que pour soutenir la compétitivité. Clarifier la notion de « spécialement conçu » permettrait de réduire l’insécurité juridique pour les industriels européens et de renforcer la crédibilité de l’Union en tant qu’acteur de la défense à l’échelle mondiale.
Crédit : Fabio Ferretti di Castelferretto, Co-fondateur & Manager chez DefenseWise SRL - Publication : WorldECR (DOW JONES) - Issue March 2025
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